Nana De Herrera

1942 à Paris, je reprends la danse. Après avoir travaillé la danse classique avec Olga Preobrojenska, qui, ne prenant que des professionnelles avait proposé un contrat à mes parents ! Finalement je me trouve trop grande pour m’élever encore sur des pointes et je veux faire des claquettes. Avant-guerre les premiers films que j’ai pu voir étaient Ginger Rogers et Fred Astaire, mes Amours ! C’est décidé !

Ma mère me trouve un professeur salle Pleyel. Je n’arrive pas à m’y intéresser. La seule musique qui me fasse vibrer c’est la musique espagnole !

Un beau jeudi, je suis attirée par une photo annonçant le spectacle de l’après-midi : un superbe visage aux immenses yeux noirs. Un grand peigne, une mantille, un port de tête inoubliable. Une Espagnole, mais rien de vulgaire, au contraire : une reine ! Mon argent du cours de claquette passe dans le prix de la place pour aller admirer : NANA DE HERRERA.

Je suis au premier balcon, premier rang… Dès le lever du rideau : coup de foudre. « Ma » musique espagnole, dansée avec une élégance, une distinction ! Tout raconte une histoire. NANA DE HERRERA danse, mais chante, et, par une rapide description situe le lieu où se passe la danse. À l’entracte, je fixe le rideau rouge complètement hypnotisée. La fin arrive trop vite et une ouvreuse vient me secouer pour me faire partir. Je suis tétanisée. Un sentiment totalement inconnu vient de me frapper :l’Amour !

Rentrée chez moi, je déclare : « Je veux étudier la danse espagnole avec Nana ou rien ». Je tente d’avoir son adresse par la salle Pleyel : « Écrivez. Ce que je fais pendant un mois sans réponse. J’essaye mille astuces pour l’obtenir, rien à faire. J’achète des petites castagnettes miniatures que je « roule » à toute allure. Je danse dans ma chambre des « zapatéados » pénibles pour les voisins. Puis un an se passe et je continue seule cette danse que j’aime, sans vouloir un autre professeur que cette femme étonnante entrevue ce jour-là. Inutile de vous dire que je ne parle que d’elle !

Un matin, ma mère se trouve dans une file d’attente pour acheter du tabac pour les prisonniers. Longue attente… une femme se détache de l’avant, vient vers ma mère et lui dit :

« Si vous voulez prendre ma place, je ne peux plus attendre. Prenez mes tickets, si vous pouvez me les faire parvenir, très bien, sinon faites-en profiter quelqu’un d’autre, voici ma carte » et ma mère lit avec ahurissement :Nana de Herrera avec l’adresse « Hôtel Terrasse » à Montmartre !

Le premier jeudi de libre, je prends les 4 paquets de tabacs et vole vers Montmartre… À l’entrée, je demande l’appartement de mon idole… : « laissez le paquet à la caisse » « NON il doit être donné en main propre »

« dernier étage... je sonne le cœur battant, une vieille dame m’ouvre « donnez le moi » « NON NON je dois voir Nana » « Elle n’est pas là » « tant pis j’attendrai, j’ai le temps jusqu’à ce soir, sinon je reviendrai la semaine prochaine »

À ce moment, une porte s’ouvre violemment et sort « ma » Nana furieuse : mais enfin cette histoire pour un paquet de tabac !... Et là je lui dis que je suis l’auteur des 25 lettres envoyées a Pleyel, que je veux être son élève, elle a beau me dire qu’elle n’était pas professeur, j’arrive à lui soutirer un rendez-vous pour assister a une répétition dans les studios Wakers. Ce jour divin arrive. Au bout d’une heure, elle s’arrête et je lui demande si elle consent à me regarder danser, puisque je sais les pas qu’elle vient de faire…

D’un air assez hautain, elle demande à sa pianiste de jouer, et je commence à danser ce que j’avais vu. À ce moment elle s’assied et me demande de recommencer, puis elle ajoute : « Bon, je veux bien t’enseigner une fois par semaine, mais je te préviens, pas les castagnettes, car il faut de la patience et je n’en ai pas… » Puis elle part dans le vestiaire pour s’habiller. Avec un culot, que je ne me connaissais pas, je « chausse » ses castagnettes laissées sur le piano et demande à la pianiste de jouer à nouveau ! Là, je la vois sortir folle de rage « tu m’as menti ! tu as un professeur ! Qui est-ce ? » Je m’écroule en pleurs et sors de mon sac mes mini-castagnettes !

Elle ne pouvait pas croire que j’avais appris seule (je « roulais » des deux mains alors qu’il ne faut le faire que de la droite, car la gauche seule donne le rythme). Finalement au bout de quelques mois, j’ai un jour fait un roulement tellement parfait qu’elle en a pleuré ! Les castagnettes pour moi étaient un vrai instrument de musique. Pendant des années lorsque j’avais le cafard, j'en jouais souvent... jusqu’au jour où un accident de pêche sous-marine m’a scié les tendons de la main droite…. Depuis, mes castagnettes sont accrochées au mur, mais personne n’a le droit de les toucher !

Cette femme extraordinaire pouvait faire des mots croisés en français, allemand, anglais et bien entendu espagnol ! Sa rencontre avec le talentueux et très charmeur peintre Espagnol Creixams donna une merveille : son fils RAMON CREIXAMS DE HERRERA. A 5 ans, il récitait l’alphabet grec ! A 6 ans, il donna son premier concert de piano et à 7 ans il accompagnait sa mère sur scène ! Il est vrai qu’entre sa mère et sa grand-mère ; Mamacita il n’avait pas beaucoup de temps libre !

Lorsque je devins reporter pour le journal « Le Globe » mon premier article fut pour Nana.

"Femme du Monde et Danseuse NANA DE HERRERA la plus parisienne des Espagnoles émerveille un auditoire savant

C’est une jeune femme extraordinaire, grande, mince, très brune, avec des yeux à la fois despotiques et attendris, comme il convient quand on a dans les veines le sang noble et généreux de l’Ibérie, Nana de Herrera accomplit un double tour de force : porter en véritable grande dame un des prénoms les plus léger du calendrier de la petite vertu, tant et si bien qu’elle a fini par lui conférer quelque chose d’infiniment aristocratique, qui ne vient pas de la particule, et éblouir le Tout-Paris savant par une conférence des plus documentées et des mieux dites, ce qui pouvait surprendre tous ceux qui croyaient qu’une danseuse espagnole ne connaît que sa danse et son espagnol.

Car Nana de Herrera est la plus fine, la plus spirituelle… et la plus parisienne de toutes les danseuses d’Espagne. C’est même ce que certaines âmes, un peu trop amoureuses des clichés stéréotypés et des lieux communs, lui reprochent avec un sourire ;

Quoi qu’il en soit, quel ne fut pas l’étonnement des invités de l’Académie des Arts lorsqu’il vit, à la place du conférencier généralement barbu, ou chauve, ou affligé d’un pince-nez, bésicles ou autres lunettes, le visage ardent d’une jeune femme, avec ses expressions tantôt graves, tantôt finement nuancées, apparaître sur l’estrade et débuter par un « Mesdames, Messieurs ! » Du plus parfait français. Puis ce furent deux heures d’enchantement complet : danses, chants, déclamation, Nana de Herrera, sut enlever, avec une sûreté de goût infaillible, le caractère un peu austère qu’ont les conférences en général.

En ayant l’air d’improviser – et d’improviser avec une diction impeccable – chantant parfois de sa voix chaude, au timbre grave, mais vibrant et pénétrant, des « playeras » et « soleares » aux accents évocateurs de soleil et de joie, brillamment accompagné par Michel Ramos, Nana de Herrera nous apporta un défilé passionnant de toutes les grandes Espagnoles de l’Histoire… ou des histoires… Blanche de Castille, Carmen, l’Impératrice Eugénie ou la célèbre Caramba. Et, pour finir, cette flamme ardente qu’était la Argentina. Dames de toute condition, mais femmes magnifiques, de la noble Dona portant mantille, jusqu’à la sauvage Gitane, en passant par les nonnes danseuses de « sévillanes », toutes sœurs par le sang engendré par l’exaltante Espagne. "

18 janvier 1945 Danielle Verne